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Les mots comme style de vie

« Eh bien oui, des phrases ! Des phrases ! comme si ce n’était pas un soulagement pour chacun de nous, devant un fait inexplicable, lorsque le mal est consommé, de trouver des mots qui ne veulent rien dire, mais qui nous apaisent ! Eh oui le malheur est là ! dans les mots ! Nous avons tous au fond de nous un monde de choses ; chacun son propre monde ! Alors comment arriver à s’entendre, Monsieur, si moi je donne aux mots que je prononce le sens des choses telles que je les ressens en moi, tandis que celui qui m’écoute les prend, forcément, dans le sens et avec la valeur qu’ils ont pour lui ? On croit se comprendre. On ne se comprend jamais ! »

Luigi Pirandello, « Six personnages en quête d’auteur ».


Le monde a basculé. Dans quoi ? Le chaos, l’effondrement ou bien dans le renouveau, le différent, l‘inconnu ? Aujourd’hui, il se confine, se repli. Tel un virus, il mute vers l’incertitude de ce qu’il adviendra. Pour autant, chaque seconde, chaque minute, chaque heure, chaque jour, voient des mobilisations, des actions se mettre en mouvement pour agir en bien à ce qui est nécessaire aux formes de vie du monde. Qu’est-ce que ce monde où chaque repère existant s’effrite, devient liquide, inconstant ? Comment faire quand chacun devient aussi vulnérable que ceux pour lesquels il agit, quand la contingence et l’inconnu s’affirme comme seule perspective ?

« Ce qui est nécessaire est sans quoi aucun bien ne peut advenir » écrivait la philosophe Elizabeth Ascombe, dans la filiation aristotélicienne, concevant le nécessaire comme ce sans quoi il n’est possible de vivre. Accompagner des parcours de vie relève de « ce nécessaire », revisitée par le retour en grâce du bien commun, celui qui est au-dessus des seuls intérêts individuels. Cet acte d’humanité s’accroche à la présence, à l’agir de ceux qui font de la « relation à autrui » un acte solidaire, le fondement d’une solidarité active et non bureaucratique ou idéologique. Accompagner le nécessaire, c’est avoir les pieds sur terre tout en ne perdant pas de vue l’horizon du possible. Etre humain, c’est reconnaître le précieux de la vie. C’est accepter que l’éternel soit dans chaque instant et nulle part ailleurs. Œuvrer à l’humanité, c’est faire corps avec la préciosité de l’autre au travers du « je ».

Nous avions oublié qu’« il n’existe rien au-delà de la succession des jours, l’un après l’autre. Et empoigner un jour, accepter le quotidien, l’ordinaire, cela n’est pas donné mais à faire. » (Stanley Cavell). C’est le lot des invisibles, des misérables que la société envoie, chaque jour, faire, sans rien dire. En montrant leur capacité à identifier ce qui dépend d’eux et ce qui ne dépend pas d’eux, ils poursuivent leur officio, leurs métiers, pour l’ensemble, au nom d’un bien commun, qu’il nomme leur ordinaire. Dans le monde d’avant, ils n’étaient que ces motifs du tapis d’Henry James, dépossédés de considération, d’intérêt et de parole légitime.

Devenus orphelins, les mots de ceux qui rendent les gens heureux sont bâillonnés par des mots durs, des mots désespérés, des phrases déterminées, se voulant sombrement prédictives.

Faire taire ces dernières est l’antidote pour la pensée, pour l’être-là sans corps visible. Se vacciner par le silence pour mieux refaire sens aux mots, à la parole d’autrui.

Telle une présence, les mots peuvent aussi venir apaiser une réalité où l’angoisse, la colère, les sentiments d’abandon, d’incompréhension s’installent. Mais les mots parlés en flux constant, qui ne prennent pas les silences comme des tempos de sens, ne sont pas de cet ordre-là. Ici, ce sont les mots parlants du sujet pensant qui sont légitimes. En lieu et place d’une parole désincarnée, c’est, comme l’écrivait Verlaine, la parole incarnée qui s’impose. Elle peut insuffler ces promesses, celles qui ne sont pas des fuites ou des esquives mais des pratiques sociales, porteuses d’obligations, de responsabilités et de gratitude envers autrui et envers soi-même. Comme l’affirmait John Austin, « dire, c’est faire. »

Face à tous ces acteurs qui ont « l’impression d’avoir à réparer de leurs doigts une toile d’araignée déchirée » (L. Wittgenstein), la parole, les mots de soi peuvent avoir vertu de sens et de reconnaissance. Telle une toile d’araignée, les fils ne se refonds pas. Ils se tissent à nouveau, autrement, pour donner une nouvelle vie à la toile, un nouveau sens à l’ouvrage. « La solution du problème que tu vois dans la vie, c’est une manière de vivre qui fasse disparaître le problème. (…) Que la vie soit problématique, cela veut dire que ta vie ne s’accorde pas à la forme du vivre. Il faut alors que tu changes ta vie, et si elle s’accorde à une telle forme, ce qui fait problème disparaîtra. » (L. Wittgenstein)

Comment accompagner cet ouvrage face à cette situation hors normes ? Comment construire sur la force morale, émotionnelle et relationnelle un quotidien, fait d’ordinaire ? Comment changer sa vie quand depuis des années elle est subie, contrainte ? L’engagement, la rencontre des mots sont sans doute une première présence, comme de vrais instants partagés où les phrases lient, donnent du courage pour faire ensemble. Dialoguer peut nous mettre à portée de l’autre, à repartir la charge lourde et pesante de l’incertain, de cette intranquillité qui se répand dans le temps et dans l’esprit.

La rencontre des mots doit nous rappeler que ceux qui imaginent connaître l’essentiel et le nécessaire au-dessus de tout le monde, sans considérer la hiérarchie de l’utilité sociale, doivent commencer par écouter l’expérience des autres et ce qu’ils en disent.

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